En novembre 2020, nous vous proposions l’interview de Julia Abbasova, gardienne de hockey biélorusse et fervente opposante au dictateur Loukachenko, réélu à l’été 2020 à l’issue d’un scrutin plus que douteux. Rappelons que Loukachenko dirige le pays depuis quasiment trois décennies. Alors que le Belarus, nation qui se définit pourtant comme un grand pays de hockey, ne dispose d’aucune équipe féminine, Julia jouait alors en Ukraine. Autant dire que la crise qui a éclaté le 24 février dernier, avec la violente invasion de la Russie, a bouleversé sa vie, comme celle des citoyens ukrainiens.
Désormais en sécurité en Lettonie à l’issue d’un voyage périlleux, cette gardienne pas comme les autres, qui garde la cage de l’équipe de Riga de L&L, nous offre un nouveau récit glaçant, étonnant mais aussi sans concession.
Julia, nous avions fait une interview en novembre 2020. La situation était alors particulièrement tendue au Belarus après l’élection discutable d’Alexander Loukachenko, président du pays depuis 1994. J’imagine que l’atmosphère y est toujours pesante… Vis-tu toujours au Belarus ?
Je dirais que la situation n’a fait qu’empirer pour la société civile. Les manifestations pacifiques ont été réprimées avec brutalité, mais c’est ensuite que la véritable terreur des forces de sécurité, contre de simples citoyens ordinaires, a véritablement commencé. Des milliers de personnes sont passées par la case prison. Depuis deux ans, chaque jour, il y a des arrestations au seul motif de participer aux manifestations pacifiques. Des dizaines, voire des centaines d’organisations, d’associations à but non lucratif, engagées dans d’importantes activités de bénévolat, ont été liquidées.
L’un des exemples les plus fous a été la liquidation de l’hospice pour enfants, qui aidait des enfants gravement malades ainsi que leurs parents. L’hospice a été fermé parce que son directeur avait pris position contre la fraude électorale. Autre exemple, celui de l’Institut Goethe, un organisme linguistique international allemand qui a aidé des milliers d’étudiants à apprendre l’allemand afin qu’ils obtiennent une certification pour poursuivre leurs études, cet institut a également été fermé. Des initiatives environnementales, culturelles et de nombreuses autres ont été démolies. Tous les médias indépendants ont été complètement anéantis. Parfois, les gens sont emprisonnés uniquement pour avoir reposté des messages. Dites à voix haute que vous êtes contre la guerre en Ukraine, et vous finirez en prison. Les opposants politiques des élections de 2020 ont reçu des mandats d’arrestation colossaux, parfois jusqu’à vingt ans de prison. Par exemple. Maria Kolesnikova a été condamnée à onze ans de prison. Les autorités ont mis des dizaines de personnes, qui contestent les élections, sur la liste des terroristes. Le Belarus est maintenant revenu à l’époque stalinienne. À l’heure actuelle, personne ne peut s’y sentir en sécurité.
J’ai quitté le Belarus en août 2021, quand c’est devenu insupportable à cause de ce qu’il se passait autour moi. J’en ai eu assez d’avoir peur, et j’ai réalisé que je ne voulais pas que ma psyché s’adapte à une situation aussi sauvage. Je suis allée en Ukraine, c’était l’option la plus simple pour moi.
Le Belarus de Loukachenko est un partenaire de la Russie dirigée par Vladimir Poutine, une alliance qui est devenue encore plus solide depuis l’invasion de l’Ukraine. Vois-tu des signes qui permettent d’être optimiste quant au sort du Belarus, et d’entrevoir une éventuelle fin de règne ?
Je crois que cette guerre marque le début de la fin écrasante du fascisme fulgurant de Poutine en Russie, et par extension du régime de Loukachenko qui dépend complètement de Poutine. Je suis vraiment dans l’attente du jour où le Belarus deviendra libre, j’ai hâte que tous ces gens puissent faire la queue à la frontière pour rentrer chez eux.
L’Ukraine est un pays que tu connais très bien. Tu as joué là-bas avec de belles expériences à Kharkiv et Marioupol, deux villes qui ont payé un lourd tribut durant cette guerre. Je n’ose imaginer dans quel état d’esprit tu es actuellement…
Comme tu t’en doutes, je suis dévastée par ce qui est arrivé à ces deux villes. J’ai connu d’innombrables et heureux moments à Kharkiv et Marioupol. J’y ai rencontré tellement de gens formidables et serviables. Et je me souviens avoir consulté le groupe de conversation de notre équipe avec une forte appréhension de savoir si quelqu’un ne répondrait pas. Voir ces villes lourdement bombardées ne m’a fait ressentir qu’une haine féroce envers la Russie.
Tu es maintenant en Lettonie. Depuis quand as-tu quitté l’Ukraine ? Comment as-tu fui le pays ?
J’ai quitté Kyiv le deuxième jour après le début de la guerre, si je ne me trompe pas. Et je ne voulais pas partir du tout. L’atmosphère de la ville devenait tout de même pesante. Dès le premier matin, il y a eu d’énormes files d’attente à tous les distributeurs d’argent, et dans les épiceries. Les sirènes sonnaient constamment. J’habitais juste à côté du métro, et les gens y descendaient dès le premier jour pour se mettre à l’abri. J’ai juste attendu l’alerte aérienne pour les suivre. Je me suis assise là pendant quelques heures, puis je suis revenue à la maison, malgré l’alarme, simplement parce que je ne pouvais pas m’asseoir et attendre à ne rien faire. Il se trouve que deux de mes amis ont insisté pour que nous allions à la gare, voir s’il y avait des billets disponibles pour nous rapprocher de la frontière ouest, à Lviv. Personne ne pensait que la guerre durerait. Nous pensions attendre quelques semaines avant de revenir en Ukraine. En fait, nous n’avons rien emporté avec nous, uniquement les choses les plus importantes comme les documents officiels, j’ai pris mes chargeurs et un ordinateur portable. C’était vraiment au cas où nous ne pouvions pas revenir, nous nous sommes d’ailleurs habillés chaudement.
À la gare, il y a eu un effondrement. Nous avons fait la queue à la billetterie pendant cinq heures, il n’y avait des billets pour aucune destination, absolument aucune direction. Il y avait tellement de personnes dans les files d’attente de chaque guichet… Puis, à peine étions-nous arrivés au guichet, qu’un train d’évacuation à destination de Lviv était annoncé. À cet instant, personne ne savait vraiment ce qu’il se passait, mais toute la foule s’est précipitée vers le quai où il y avait déjà un très grand nombre de voyageurs, tous avaient l’espoir de partir. Je ne sais pas par quel miracle nous avons pu entrer. Nous avons réussi à monter dans le train, à côté de la sortie et des toilettes. Il s’avère que c’était l’un des endroits les plus stratégiques. Nous avons roulé pendant huit heures, debout. Il y avait tellement de monde qu’il était impossible de changer de position, de bouger. Beaucoup ont essayé de s’asseoir par terre à la fin. Il y avait deux toilettes dans le wagon, mais les gens sont immédiatement montés dans l’une d’elles pour que plus de gens puissent monter dans le train. Nous avons essayé de compter, il y avait environ 200 personnes dans la voiture, et le nombre de sièges dans celle-ci n’était que de 81. À un moment donné, c’est devenu très étouffant, surtout au milieu de la voiture. Certaines personnes avaient couvert les fenêtres, pas totalement de sorte que l’on puisse respirer. Nous étions debout près de la sortie. Le train a fait deux arrêts sur le parcours, nous avons eu au moins un peu d’air frais. Beaucoup ont essayé de ne pas trop boire sous peine de devoir aller aux toilettes en tête de wagon à l’opposé.
Au final, le train roulait très lentement, par moment à environ 30 km/h. C’est plus tard que nous avons appris que, la nuit, les trains éteignaient les lumières des wagons et les phares autant que possible par souci de sécurité. Nous avons également découvert que, finalement, nous avions bénéficié de très bonnes conditions de voyage, en comparaison aux autres trajets.
Dans les trains suivants, au moment d’embarquer, les gens ont laissé des poussettes, des sacs, et même des animaux de compagnie directement sur le quai, juste pour entrer d’une manière ou d’une autre. Nous avions beaucoup d’étrangers dans la voiture.
Arrivés à Lviv, nous n’avions nulle part où aller. Nous ne savions pas où dormir, où aller. Sur la route, Internet ne fonctionnait pas. Les amis de mon frère nous ont finalement aidés, ils ont réservé un hôtel 5 étoiles pour quelques jours car c’était la seule option disponible. Nous avons passé environ deux semaines à Lviv en espérant que tout irait bien. Quand il est devenu clair que l’on allait s’éterniser, il fallait réfléchir à ce qu’il fallait faire ensuite. Se déplacer vers l’inconnu, c’était inéluctable, des millions de personnes s’apprêtaient à se déplacer. Cette décision était probablement la plus difficile.
Sais-tu si tes amis ukrainiens sont en sécurité ?
Presque toutes les personnes que je connais ont été forcées de quitter l’Ukraine, ils sont devenus des réfugiés. La plupart de mes coéquipiers étaient de Kharkiv, la ville qui a fait face à de lourdes attaques et de bombardements de la part de la Russie. Tant de gens ont dû laisser toute leur vie derrière eux, pour simplement fuir et rester en sécurité.
Dans le sport, la Russie a fait face à de lourdes sanctions, notamment de la part de l’IIHF. Mais les playoffs NHL, qui ont touché à leur fin, ont vu certaines vedettes russes briller comme Shesterkin, Kucherov, Nichushkin et Vasilevskiy. Qu’est-ce que cela t’inspire ?
Aujourd’hui, la Russie est un virus dirigé par le Mal, et le monde entier en souffre. Mais le sport ne devrait pas être une exclusion. À ceux qui disent que le sport devrait être hors de la politique, je voudrais apporter la réponse suivante : notre monde est un organe unique qui fonctionne comme une seule et même entité, et non comme autant de parties séparées. Je soutiens pleinement la suspension des athlètes russes et biélorusses de toutes les compétitions, bien que cela me touche directement. Je ne serai probablement pas autorisée à jouer dans le championnat féminin letton de hockey parce que je suis biélorusse, même si je suis ouvertement contre la dictature de Loukachenko depuis 2020, et contre le gouvernement russe qui a déclenché la guerre en Ukraine. En tant qu’athlète moi-même confrontée à ces restrictions et à ces interdictions de compétitions internationales, je voudrais que les fédérations sportives internationales et les associations nationales permettent aux athlètes russes et biélorusses qui s’opposent ouvertement à la guerre en Ukraine et qui condamnent les actions de l’armée de maraudeurs et d’assassins de la Russie de participer à ces compétitions sous un drapeau neutre. Il y a beaucoup de bonnes personnes, qui placent l’humanité en premier lieu. Et l’on ne peut pas les écarter du fait uniquement de leur passeport sous prétexte de faire changer les choses.
Parmi les joueurs de hockey russes, seul Alexander Ovechkin s’est exprimé, mais avec de grandes généralités (« athlètes s’il vous plaît, plus de guerre »), le personnage cultivant une certaine ambiguïté car proche de Poutine. Il n’y a pas eu de déclaration claire contre les actions de Poutine de la part des hockeyeurs russes. Comment expliques-tu leur silence ?
Au moment où je réponds à tes questions, le scandale du gardien russe Fedotov a éclaté. Le médaillé d’argent olympique a été arrêté et, selon les rumeurs, il a été envoyé vers une terre isolée en Russie. Ovechkin a refusé de commenter cette affaire. Concernant Fedotov, je ne suis pas désolée pour lui, il était à l’aise pour jouer avec un maillot de l’URSS sur le dos [cette saison à l’occasion de l’Euro Hockey Tour, avant que la Russie n’en soit exclue, NDLR] qui est un symbole violent pour tous ceux qui connaissent le mécanisme de la propagande. Quant à Ovechkin, même depuis le début de la guerre, il a toujours conservé sa photo avec Poutine comme avatar sur Instagram. Si ce n’est pas un soutien ouvert à l’action d’un tsar fou, alors c’est quoi ? Mais Ovechkin est l’un des principaux atouts de Washington. Quant aux autres joueurs russes, qui restent silencieux tout en jouant en NHL, je pense que nous devrions aborder frontalement le sujet avec eux.
Parlons de choses plus légères : joues-tu au hockey en Lettonie ? As-tu trouvé une équipe ?
Oui, je joue actuellement dans la section amateur de l’équipe L&L, basée à Riga. Le club possède aussi une équipe féminine, médaillée d’argent au dernier championnat national féminin. J’adorerais jouer avec elles la saison prochaine, mais j’ai bien peur que, en raison de ma nationalité biélorusse, je ne puisse pas jouer. La fédération lettone de hockey est assez stricte concernant la suspension des joueurs russes et biélorusses depuis le début de la guerre.
Quels sont tes meilleurs souvenirs en tant que joueuse de hockey ?
Honnêtement, l’un des meilleurs souvenirs est d’avoir joué pour les Panthers de Kharkiv à la Coupe Azov 2021 à Marioupol. Kharkiv et Marioupol sont deux villes qui ont complètement été démolies par l’armée russe. Le tournoi s’est déroulé pendant trois jours en juin 2021. Je suis venue à Marioupol de manière inattendue puisque j’ai été ajoutée à l’effectif au tout dernier moment. Je n’avais même pas mon équipement avec moi, l’équipe de Kharkiv m’a alors fourni un sac de gardien. J’étais si heureuse de revoir mon équipe car, à cause des restrictions COVID, nous nous étions perdus de vue depuis environ deux ans.
Encore aujourd’hui, un an plus tard, je me souviens à quel point nous nous sommes amusés, et à quel point nous étions tous heureux. Malgré le programme chargé, et la majeure partie de l’emploi du temps passée dans la patinoire nouvellement construite, j’ai réussi à profiter de la ville et de la mer. Je me souviens d’avoir profité du temps chaud en m’abandonnant dans les rues de Marioupol parfois complètement désertes, mais si agréables. J’ai adoré la nouvelle patinoire, car elle me rappelait les enceintes neuves de Minsk. Je peux dire que ces jours-là ont constitué l’un des plus beaux souvenirs de ma carrière de hockey.
Si l’on en revient à la guerre en Ukraine, parmi les nombreuses nouvelles déchirantes, pour moi, la goutte qui a fait déborder le vase a été, justement, la vidéo de cette nouvelle patinoire de Marioupol complètement détruite. Cette vidéo a été prise par un téléphone depuis l’intérieur de la patinoire, et c’est ce moment qui m’a fait pleurer. J’ai eu la chance d’y jouer, de profiter de la ville, de son ambiance de bord de mer… Réaliser que la plupart des bâtiments, des rues, des endroits que j’adorais n’existent plus, cela rend ces souvenirs encore plus chaleureux et plus lumineux dans mon cœur.
Julia, nous sommes en 2022, et au Belarus, où le hockey prend une place très importante, dans ce pays qui compte plus de patinoires que de terrains de football, il n’y a ni championnat féminin ni équipe nationale féminine de hockey. Quand et comment cette erreur pourrait-elle être corrigée ?
Peut-être que quelque chose changera lorsque les autorités du pays changeront, et que les gens soucieux du développement de ce sport et de la position du pays sur la scène internationale reviendront dans la fédération biélorusse de hockey. Cela s’applique également au hockey masculin. En 2021, si je ne me trompe pas, il y avait sept joueurs naturalisés dans l’équipe masculine qui a disputé le championnat du monde, pour la plupart des Nord-Américains. On ne peut pas appeler ça une équipe nationale. S’agissant du hockey féminin, je pense que rien ne changera dans l’avenir proche. Le hockey féminin au Belarus, dans l’état actuel des choses, ne pourrait être qu’un écran pour jeter de la poudre aux yeux à l’IIHF, mais ce n’est même pas le cas.
Tu joues au hockey depuis des années. Serais-tu intéressée par le coaching, ou occuper un autre rôle dans le hockey ?
Actuellement, j’entraîne quelques gardiens amateurs ici à Riga. Partager ce que j’ai appris, c’est ce qui m’intéresse. J’envisage actuellement d’étudier pour obtenir un diplôme spécialisé dans le hockey, ainsi qu’une licence afin d’entraîner en Lettonie. Je fais cela en parallèle de mon travail de jour. De plus, je continue d’apprendre sur le tas en travaillant moi-même avec un entraîneur de gardiens de but. Car je le sais avec certitude : l’endroit que je préfère dans le hockey, c’est la zone de but !
Nous remercions une fois de plus Julia pour le temps accordé, le partage de son point de vue édifiant sur la crise aux portes de l’Europe, ainsi que les photos qu’elle nous a fournies. Nous lui souhaitons bonne continuation, dans les patinoires comme en dehors.
